Quand on a un peu de temps libre, on aime lire, généralement. Surtout quand on est rarement dehors à faire la fête avec des amis, ou à passer la journée à faire du shopping. Mes seules occupations étaient de rester à l'Institut avec mes comparses, à surveiller et protéger les élèves, ou m'enfermer dans une bulle, isolée et seule. Ou passer du temps avec ma boule de poils bleutée. Alors j'avais développé une certaine passion pour la lecture, notamment le genre de lecture qui brisait les traditions. Et lorsque j'avais vu que l'un de mes auteurs fétiches venait en dédicace à New York, je n'ai pu m'empêcher de me dire que c'était l'occasion ou jamais de sortir. Depuis les récents évènements qui avaient secoué la ville, je n'étais pas revenue en centre-ville depuis des lustres. Et puis ce n'était pas n'importe quelle sortie, l'auteur de "Comment accepter les autres ? Guide pour une asociale en puissance." en personne venait signer ses bouquins ! L'opportunité même de mettre en pratique ses conseils, devant le maître en personne. Les petits guides qu'elle avait publié étaient tout bonnement une source d'inspiration inoubliable pour moi, une façon de glaner quelques mantras et autres leitmotiv à garder à l'esprit en cas de crise interne. Et grands dieux, j'étais souvent en proie à ce genre de crises.

Je m'étais préparée avec soin, et je pris la direction de Manhattan, dans mon éternel manteau émeraude, ma longue écharpe en soie blanche assortie à mes gants d'opéra en cuir blanc. Ce fut Piotr qui me déposa, et je me dirigeai vers le centre commercial, dans la librairie qui accueillait les auteurs en dédicace. Lorsque j'arrivai devant la vitrine en verre, je pouvais voir qu'il y avait quelques personnes, des employés comme des clients, et le malaise me noua la gorge. J'avais toujours autant de mal à me plonger dans la foule, à cohabiter avec les humains de peur de tomber sur des anti-mutants, ou tout simplement des abrutis de première. Mais en inspirant profondément, une des citations du guide que j'avais dans les mains me revint à l'esprit : " Petit scarabée, si toi avoir peur de la rizière, imagine armée de samouraïs derrière toi. En gros, dis toi que tu leur défonceras volontiers la gueule s'ils t'emmerdent. " Une vérité absolue. Esquissant un petit sourire narquois, j'ôtai ma veste et la gardai sur le bras lorsque je fis mon entrée dans la librairie. Quelques personnes avaient tourné leur attention vers moi, mais je gardai la tête haute, l'air déterminée et absolument pas perturbée pour un sou. Mon regard se posa sur les diverses pancartes qui ornaient les rayons afin de trouver la raison de mon déplacement, et à mon grand soulagement, je n'eus pas à demander à une vendeuse mon chemin. Je détestais ça, même quand j'étais adolescente et humaine. Le stand de dédicaces de Resse Cassidy était au fond de l'allée dans laquelle je me trouvais, sur la droite. Alors que j'avançai un petit peu nerveuse, je me répétai en boucle le speech que j'allais tenir pour ne pas passer pour une grosse nulle, ou pour ne pas perdre mes moyens si on me traitait de mutante.

Au moment du verdict, je fis un temps d'arrêt, surprise par ce que je voyais. La jeune femme aux cheveux d'ébène était assise dans son coin, la tête appuyée dans ses mains... Et elle était seule. Mais vraiment, personne. Ni vendeur, ni client, juste elle, à son bureau, une pile de livres sur le rebord, et personne. Pendant une fraction de seconde, j'eus envie de déserter les lieu, redoutant une face à face maladroit, mais je fis abstraction de tout ça et me dirigeai vers elle. Je posai mon manteau à capuche sur le dossier de la chaise qui se trouvait devant moi et je m'éclaircis la voix doucement. Son regard se leva sur moi, et je pris sur moi pour sourire sans avoir l'air cruche. « J'aime beaucoup ce que vous faites. » Voilà, la phrase que l'on entendait tout le temps. « Vous voudriez bien me le signer ? » Dis-je en posant mon guide devant elle, toujours avec mes gants en cuir blanc qui m'arrivaient au dessus des coudes, ne laissant une bande de peau visible entre mon t-shirt blanc décolleté et ces derniers. Je souris avec un peu plus de chaleur, me disant que le pire était passé, et je la fixais toujours de mon regard, derrière mes mèches de cheveux argentées.

S’il fallait lui accorder quelque chose c’était le professionnalisme. Reese était qualifiée de beaucoup de choses, mais feignante ça non. Elle avait commencé à travailler pour le grand Tony Stark après tout, et dans ce genre de job il faut compenser l’incompétence du patron. C’est pour ça que lorsqu’il avait osé lui organiser une séance de dédicace parce que maintenant en tant que membre de Stark Industries il fallait qu’elle soigne son image, image qu’elle avait laissée « prendre la poussière », elle avait fortement été tentée de lui jeter l’agrafeuse dans la figure. Ce n’est pas comme si elle voulait avoir une bonne image. Pas du tout en fait. Elle avait fait son possible pour ne jamais avoir à subir les gens qui s’intéressaient à son travail. S’il y en avait seulement, elle préférait encore les laisser se faire des idées tous seuls. Etre ce genre d’auteur qui se planque dans son grenier pour écrire ses bouquins. Ouais, ça c’était bien son genre. Si elle avait eu un grenier… Le plus rageant c’est que cet imbécile de patron lui avait annoncé la nouvelle le matin même en arrivant dans son bureau, sans même lui laisser le temps de se mettre en condition avec des exercices de relaxation, le camouflage des objets tranchants de son champ de vision, et deux valium. Non, elle allait devoir entrer dans l’arène de la civilité, rencontrer des gens normaux et tenir une conversation courante à froid. Un vrai bonheur. Un jour je vais le tuer.

C’est donc de très mauvaise humeur qu’elle entra dans la librairie qu’il lui avait indiquée, à quelques mètres à peine de la Tour Stark. La vitrine montrait quelques rares clients et des vendeurs qui s’affairaient à droite et à gauche comme des fourmis sous amphétamines. Ok, technique de relaxation d’urgence : le mantra. N’importe quoi fera l’affaire, du moment que c’est connu et que le cerveau à juste besoin de se concentrer sur le débit et pas les paroles.

« Des bisous roses et bleus pour qu'il soit très heureux, des bisous jaunes et blancs pour qu'il soit très content… »

Le premier qui dit un truc elle lui encadre la tête dans le comptoir, ok. Relax. Ne penser à rien d’autre qu’à avancer et dire des mots les uns après les autres, ça c’est facile. La preuve elle est déjà dans l’allée centrale. Bien maintenant, trouver le coin où elle va devoir passer les prochaines heures. Des rangées de livres, un truc apaisant c’est déjà ça. Mais pas de table à l’entrée, évidemment ça ne pouvait pas être aussi facile. Avec un peu de chance en tournant en rond, elle finirait par trouver. Et elle aurait moins de chance de se faire accoster que si elle restait plantée au milieu de l’allée. Vers le fond il y avait l’air d’avoir moins de monde, autant commencer par là.

« Des bisous partout ouh ouh ouh ouh, sur le nez dans le cou ouh ouh ouh ouh … »

Elle passa devant un comptoir où une des vendeuses lui jeta un regard étrange, une pancarte à la main. Elle s’arrêta devant elle.

« Quoi ?! »

La pauvre petite sursauta avec un petit cri apeuré et s’enfuit d’un pas rapide dans la direction opposée. Les jeunes… Elle avait même fait tomber sa pancarte dans sa précipitation. Elle la ramassa avant d’y jeter un vague coup d’œil, ah finalement, peut-être qu’elle allait enfin savoir où aller maintenant. Plusieurs piles de ses livres l’attendaient sagement sur une table apparemment dressée pour l’occasion. Elle ne perdit pas de temps avant de s’installer de l’autre côté et de poser sa joue dans sa main. Oh, ça allait être une longue journée elle le sentait. Pourvu que personne ne vienne. Elle maudit son étoile en entendant un petit toussotement face à elle. Quelqu’un venait de poser sa veste sur la chaise et attendait qu’elle le remarque. Seigneur, un fan, elle était maudite. Elle prit une grande inspiration avant de lever les yeux vers l’inconnu. Qui se trouva être une jeune femme, plus une adolescente mais pas loin. Deux mèches blanches encadrant un sourire typique de l’enthousiaste timide et un livre dans les mains.

« J'aime beaucoup ce que vous faites. »

Et la réplique typique qui allait avec. Pourquoi est-ce que je suis là encore ? La pauvre, elle n’a pas la moindre idée d’à quel point son héroïne ne supportait pas les interactions sociales. Mais d’une certaine manière, elle se sentait flattée que quelqu’un semble aussi ravi de lire ses bouquins.

« Vous voudriez bien me le signer ? »

Et elle déposa son exemplaire devant Reese, un sourire enthousiaste aux lèvres. Ses longs gants blancs effleurant délicatement la couverture. Des gants à cette saison, il ne faisait pourtant pas si froid. En voyant le titre, elle fit un petit bruit sarcastique. Ah, elle avait mis du temps à l’écrire celui là, mais avait toujours été incapable d’en appliquer les préceptes malgré les vérités qu’il contenait. Et puis une idée soudaine lui fit relever la tête vers la plus jeune et la dévisager quelques secondes d’un œil critique. Les mèches, c’est une bizarrerie qu’on pouvait mettre sur le compte de la rébellion de jeunesse. Les gants étaient déjà plus étranges, surtout pour la saison et leur longueur. Ajouté au livre elle commençait à se poser des questions. Elle posa enfin à nouveau son regard sur le livre qu’elle approcha avant d’en ouvrir la couverture.

« Mutante ? »

Directement les pieds dans le proverbial plat. Un simple petit mot qui pouvait provoquer une myriade de réactions. Beaucoup d’entres elles finissant avec un lecteur en moins. Mais si elle avait raison, et vu le livre qu’elle était à présent en train de signer, l’autre aurait juste en tête les oreilles indiscrètes à l’heure actuelle.

« Il n’y a personne, j’ai fait peur à la vendeuse tout à l’heure. »

Elle referma le livre et déposa le stylo juste à côté avant de relever les yeux vers son interlocutrice. Bon, on va tenter l’expérience, si elle part en courant l’écrivain pourra commencer un nouveau livre : Comment chasser les gens en 10 leçons. Elle lui tendit la main, un petit sourire avenant sur le visage.

« Reese Cassidy, enchantée. »

Malgré les bonnes ondes que j'essayais à tout prix de transmettre, comme à la page 127, elle n'avait pas l'air ravie de me voir. Peut-être aurais-je du faire demi-tour quand il en était encore temps ? Cependant, elle ne me renvoya pas d'où je venais, et ricana même un peu devant le titre de l'ouvrage que je venais me faire dédicacer. Pendant quelques instants, elle me dévisagea littéralement, en analysant chaque parcelle de mon être, avant d'ouvrir la couverture du bouquin et d'entamer son scribouillage. Le mot qu'elle prononça me fit l'effet d'un poignard dans le ventre. Tout de suite, mon sourire s'effaça, et j'eus l'impression de faire un pas en arrière, les sourcils légèrement froncés. Le calcul n'était pas difficile à faire, mais la façon dont elle avait prononcé le mot mutante m'avait déstabilisée, ce n'était ni empreint de chaleur, ni même de dédain. Une question neutre, presque comme une évidence. Je ne répondis pas. Je n'arrivais pas à articuler une réponse sensée. Je levai juste le menton, en la regardant d'un peu plus haut, une sorte de hochement de tête méfiant. Mon visage était plus contrit, le malaise revenait à la charge. Elle tenta de me rassurer en me disant que nous étions seule, mais sans grand succès. Je n'avais pas peur des autres, mais de ce que penserait cette femme que je croyais admirer. Puis elle déposa les armes, et changea radicalement d'expression. J'étais vraiment les fesses entre deux chaises. Je ne savais pas vraiment quoi faire. Elle me tendit la main.

« Reese Cassidy, enchantée. »
« De même. » Je serrai sa main en esquissant une grimace plutôt qu'un sourire, mes lèvres s'étirèrent et se pincèrent, et je tentai de rester aussi courtoise que possible. Peut-être était-ce une mutante aussi ? Mes gants crissèrent avec la préhension, et puis je lâchai sa main pour venir croiser les bras. J'inclinai légèrement la tête sur le côté en la regardant. Oui, j'avais omis mon nom, que ce soit mon prénom ou bien mon nom de mutante. Et puis même si je connaissais le sien, elle ne m'avait pas demandé le mien. En prenant une longue inspiration, j'essayai de lui poser ma question sans paraître trop vexée.

« Vous dîtes souvent aux gens ce qu'ils sont ? Du genre : "Ah bonjour, gros plein de soupe et vieux con" ? Je n'ai sans doute pas lu ce livre-là. » Un sourire se dessina sur mes lèvres, cette fois-ci sincère et taquin. Après réflexion, elle n'avait sans doute pas essayé de me faire fuir, ou bien elle s'était automatiquement protégée en rendant les autres vulnérables. Moi, je n'avais qu'à les toucher. Je laissai un temps de pause, puis en fermant lentement les yeux, et les rouvrant sur elle, je soupirai. « On m'appelle Malicia. »